Lors du passage de l’enfance à l’âge adulte, les addictions ont une place particulière : point de vue en psychopathologie...
L’adolescence est un moment de vie où les interrogations sont multiples : Qui suis-je en tant que jeune et futur adulte ? Qu’est-ce qu’être un homme ? Qu’est-ce qu’être une femme ? Que me veut l’Autre, non plus comme enfant mais comme futur adulte ? Quels sont mes désirs ? etc.
L’ensemble de ces énigmes sont à l’origine de tensions subjectives et des conflits internes (choix à préciser, difficulté à sortir de l’ambivalence, sexualité…) et externes avec l’entourage parental, familial, social. Ces tensions tiennent à un passage, un « entre-deux » au croisement du réel du corps au moment de la puberté, d’un changement symbolique de statut de l’enfance au devenir adulte, et enfin d’une multitude de modèles imaginaires qui vont devoir être réorganisés : dans l’adhésion à de nouveaux supports d’identification, les idéaux infantiles doivent laisser la place aux idéaux adolescents.
Ajoutons à cela que le contexte sociétal contemporain a un impact sur les modalités d’organisation de ce passage. Il faut aussi faire avec de nouveaux modes de structuration de la famille, recomposée, monoparentale, homoparentale, avec de nouveaux modes de reproduction, la procréation médicalement assistée, dans un contexte économique instable... Devenir adulte devient donc un moment d’incertitude redoublé par un contexte en changement.
Sur le plan personnel, à l’adolescence, on est ambivalent, on alterne entre besoins de sécurité et revendications d’autonomie, soumission et remise en cause de l’autorité…. Les conflits sont marqués par de nombreuses confrontations à ses propres limites (conduites à risques) et de confrontations aux limites de l’autre (conflit avec l’autorité, les normes sociales). Dans cette zone de perturbations intenses, l’humeur alterne entre excitation, morosité, ennui, tendance dépressive. Les conduites addictives sont très fréquentes, elles peuvent être transitoires ou devenir plus durables.
Différentes formes d’addictions peuvent être présentes à l’adolescence, elles le sont sous une forme combinée ou se substituent les unes aux autres dans le temps en fonction des rencontres fortuites et des espaces investis (espaces festifs principalement).
Dans le domaine des addictions comportementales, on rencontre fréquemment à l’adolescence un usage problématique d’internet, des jeux vidéo, du portable…, parfois même des addictions (comme expliqué dans l’article sur les jeux vidéo Pourquoi l'usage excessif des jeux vidéo va-t-il être classé comme une addiction ?).
En sciences humaines, cela s’analyse comme un moyen d’aménager ainsi une coupure avec le monde interne et externe. Ce besoin de coupure peut aller jusqu’à des conduites à risque comme le binge drinking, ivresse rapide et massive pouvant aller jusqu’au coma et provoquant des dommages dont on ne connaît pas la réversibilité dans le cerveau (plus d’explications dans la VIDEO : Le Binge Drinking et la mémoire). Ces jeux dangereux qui flirtent avec la mort, désignés sous le nom de de conduites ordaliques, seraient une manière de trouver une réponse au sens de sa vie. Le lien social comme le rapport à l’autre n'auraient pas su apporter de réponse au sens de l’existence.
Dans le domaine des addictions avec produit, on observe que les prises de substances licites (alcool, tabac) ou illicites (principalement cannabis) sont quasi systématiques lors des moments festifs. Les addictions avec produit ont un double bénéfice, premièrement un accès direct et rapide à un mode de satisfaction immédiate à portée de main, deuxièmement une coupure temporaire avec les énigmes et les conflits rencontrés. Si ces consommations présentent bien de réels risques et de réelles mises en danger pour soi et pour les autres, ces conduites de l’excès sont le plus souvent transitoires et n'entraînent pas forcément l’entrée dans une conduite addictive.
Ainsi dans la plupart des cas, les conduites servent temporairement à apaiser des états de tensions identifiés et anxiogènes, et permettent de participer à une vie sociale autour d’une ritualisation de la consommation de certains produits. Il peut y avoir aussi un besoin de se couper du monde mais c’est pour mieux affronter le monde dans un second temps. Dans ces principaux cas, on est pris dans une tourmente personnelle, les problèmes sont identifiés et les moments de consommation sont très bien circonscrits. Le rapport aux autres, même s’il est conflictuel, reste bien identifié, il fait l’objet d’affrontements, de tensions.
Au niveau psychopathologique, il peut exister des différenciations entre des addictions communes à l’adolescence et des addictions plus problématiques qui peuvent perdurer à l’âge adulte. Cette différence ne tient ni au mode de consommation, ni à son usage déréglé, ni à sa fréquence. Elle tient principalement à la fonction d’évitement plus marquée et à un isolement.
L’évitement se traduit par un court-circuit psychique de la souffrance par la conduite addictive. Faute de parvenir à élaborer la souffrance associée à des conflits psychiques propre à ce temps de vie, les addictions permettent de mettre les souffrances et les conflits à distance. Ils sont oubliés sous l’effet temporaire du produit, ou sont considérés comme sans existence, une forme de déni temporaire de la réalité. À l’adolescence, on peut aussi se trouver démuni face à certains affects : angoisse de séparation, peurs paniques de ne pas être à la hauteur ou de décevoir, émergences ou persistance anxiogènes d’évènements traumatiques… L’évitement de ces affects éprouvants par les addictions va couper tout débordement en ramenant artificiellement une situation de calme. Il en résultera des difficultés à mettre en représentations ses affects et à trouver un sens aux situations vécues comme anxiogènes. Les conduites addictives peuvent alors devenir un moyen de ne pas traiter la souffrance associée à la crise traversée par le passage vers la vie adulte, ce mode d’évitement pourra alors perdurer à l’occasion d’autres souffrances à venir. Il s’agit d’un mode d’entrée à l’adolescence dans une forme de protection « chimique » contre la souffrance psychique.
L’apparition de conduites addictives à l’adolescence peut aussi devenir un moyen de masquer des blessures secrètes antérieures. Dans l’ensemble de ces situations, la conduite addictive devient plus secrète, on se replie sur soi, on s’isole, on se coupe du monde dans les jeux vidéo ou la consommation de substances. Le meilleur indicateur de ce malaise est dans ce qu’on exprime : on minimise ses problèmes, on refuse toute aide, d’où l’inquiétude de l’entourage familial ou amical. La conduite n’est plus réglée socialement dans les rapports à l’excès. Faute de parvenir à s’engager dans un retour sur soi, à un travail de confrontation direct aux autres, il y a une fuite dans la conduite pour résister à des tensions internes et externes, pour ne pas penser les événements difficiles et les conflits. On ne se remet pas en cause. On se réfugie même parfois dans des groupes de consommateurs, devenant celui « qui fume » des joints, celui qui va trop loin dans les excès.…
Pour conclure, beaucoup d’addictions débutent à l’adolescence, mais lorsqu’elles perdurent, on est pris dans un rite déréglé, sans résultat, comme s’il s’agissait d’un passage rituel qui aurait raté. Le risque reste présent lorsqu’on met sa vie et son existence en jeu, son corps en gage. La conduite addictive traduit alors l’incapacité à s’inscrire dans le monde, à trouver et à penser sa place, comme si on ne bénéficiait pas d’une boussole qui permettrait de savoir quel chemin emprunter, comment se positionner.
Boulze-Launay
Isabelle Boulze-Launay est Maître de conférences HDR en psychologie clinique, Co-responsable équipe de recherche : Dynamique d’appropriation d’une maladie chronique, Co-responsable Master Psychopathologie clinique, psychanalyse à l'Université Paul Valéry de Montpellier