Bien tenir l’alcool, est-ce une impression ou une réalité physiologique ? Les scientifiques ont étudié dans quelle mesure le corps et le cerveau s’adaptent à la présence de ce produit dans l’organisme
Lorsqu’on consomme un verre d’alcool, la concentration d’alcool dans le sang, appelée alcoolémie, monte rapidement. Elle atteint son maximum en 30 à 45 mn puis redescend progressivement, l’élimination étant de l’ordre de 0,1 à 0,15 grammes par litre et par heure. Pour une alcoolémie à 0,8 g/l, soit 4 à 5 verres d’alcool selon les personnes, il faut compter entre 6 et 8 heures pour que l’alcoolémie revienne à 0. Dans la phase descendante, l’alcoolémie diminue mais qu’en est-il des effets de l’alcool sur le comportement comme la coordination motrice ou les fonctions cognitives ? On pourrait croire que ces effets diminuent au même rythme que l’alcoolémie et pourtant, le mécanisme biologique est plus subtil que cela...
Le premier travail sur ce thème a été effectué par le Dr Mellanby en 1919. Il a administré de l’alcool à 4 chiens, à des doses variant entre 1,5 et 3 grammes d’alcool pur par kilo de poids selon les sessions et a mesuré l’alcoolémie toutes les demi-heures. Les alcoolémies maximales allaient de 1,3 à 4,4 g/l et la vitesse d’élimination était calculée à 0,15 g/l/h. Les critères de l’intoxication alcoolique étaient le grattage du sol lors la marche, la faiblesse des pattes postérieures, la démarche roulante, la difficulté à se relever après une chute, voire une incapacité totale de la marche. Ces symptômes, observés à des degrés variés, avaient tous disparus 2 h après l’administration de l’alcool alors que l’alcoolémie était encore élevée.
La confrontation entre la chronologie des symptômes et les alcoolémies mesurées a permis de conclure que l’intoxication était manifeste seulement pendant la phase ascendante de l’alcoolémie. Cet effet, dénommé « effet Mellanby », est un mécanisme de tolérance aiguë. La tolérance est un mécanisme d’adaptation du cerveau, la tolérance aiguë survient à l’occasion d’un épisode de consommation d’alcool, et se distingue de la tolérance qui s’installe avec une consommation répétée - voir article Tolérance et addiction.
Les observations réalisées sur les chiens ont été suivies par des études expérimentales chez les humains. Les méthodes de mesure étaient, selon les études, des tests de vitesse de réaction, de coordination, d’inhibition de la réponse, toujours assortis d’un auto-questionnaire de ressenti de l’état d’intoxication. L’inhibition de la réponse, également appelé contrôle inhibiteur, est la capacité à interrompre une pensée ou une action automatique et à supprimer les informations non-pertinentes qui viennent perturber la prise de décision.
Une synthèse de 26 études expérimentales portant sur un total de 770 sujets consommateurs modérés d’alcool a été publiée en 2017. Elle a permis de calculer que dans la phase descendante par rapport à la phase ascendante, le ressenti de l’intoxication était plus faible d’environ 30% et la volonté de conduire un véhicule était multipliée par 2.
Des travaux plus détaillés ont montré qu’après une dose d’alcool aboutissant à une alcoolémie de 0,8 g/l, le contrôle inhibiteur, le temps de réponse et la coordination étaient altérés dans la phase ascendante, puis une tolérance aiguë se développait rapidement de sorte que le temps de réponse et la coordination redevenaient progressivement normaux lorsque l’alcoolémie baissait. À l’inverse le contrôle inhibiteur restait altéré même lorsque l’alcoolémie était redevenue proche de zéro.
Lorsque l’alcoolémie baisse, la tolérance aiguë à l’alcool entraîne une récupération du temps de réponse et de la coordination, alors que le contrôle inhibiteur reste diminué.
Une autre étude, menée avec les mêmes doses d’alcool que la précédente, a analysé les effets chez des binge-drinkers en comparaison avec des témoins buveurs modérés. Les bingers avaient une altération de la coordination moins marquée que celle des témoins, soulignant probablement une accoutumance déjà existante à l’alcool, et une tolérance aiguë marquée avec disparition rapide des troubles de la coordination en phase descendante. Chez les témoins la tolérance aiguë était moins intense et la normalisation des tests de coordination était plus lente. Par contre, le contrôle inhibiteur était altéré de manière superposable dans les deux groupes, il était anormal dans les phases ascendante et descendante, même quand l’alcoolémie s’approchait de zéro. Un autre travail suggère que plus l’alcoolémie croît rapidement plus vite la tolérance aiguë s’installe. Enfin des tests menés en simulateur de conduite ont montré que le maintien de la trajectoire et le contrôle de la vitesse étaient toujours fortement altérés dans la phase descendante (en rapport avec la diminution du contrôle inhibiteur) en même temps que les sujets déclaraient vouloir et se sentaient capables de conduire.
La sensibilité à l’alcool est fonction de l’âge. Les adolescents sont moins sensibles car ils développent plus vite une tolérance aiguë que les adultes. Par contre les effets délétères de l’alcool sur les performances cognitives sont plus marqués.
La tolérance aiguë à l’alcool est une réponse compensatoire rapide qui se développe à l’occasion d’une session unique de consommation et normalise les fonctions des neurones malgré la présence du produit.
Les recherches sur la tolérance aiguë ne sont pas très nombreuses. Plusieurs mécanismes ont été découverts mais l’articulation de ces derniers et leur part dans la survenue de la tolérance aiguë n’a pas été décrite.
Menant des expériences chez des nématodes (= vers), des chercheurs ont montré que suite à une réduction de l’apport en cholestérol la composition en lipides de la membrane des neurones était modifiée ce qui altérait fortement le développement de la tolérance aiguë. En effet, modifier la composition de la membrane conduit à déformer les nombreux récepteurs qui y sont enchâssés et à perturber leur fonctionnement. À l’inverse, enrichir la membrane en cholestérol n’aboutissait pas à une tolérance plus développée.
Le cortex orbito-frontal est une partie du cortex pré-frontal située au-dessus des orbites et impliquée dans de nombreuses fonctions cognitives dont les conduites de décision. Les lésions dans cette zone perturbent le circuit du contrôle de l’inhibition. Chez la souris, des travaux d’électrophysiologie, une technique qui permet de mesurer l’intensité de la transmission électrique entre les neurones (les potentiels d’action), ont montré que l’alcool, en dose unique, altérait le fonctionnement du circuit en agissant sur un récepteur de la famille du récepteur GABA.
Le récepteur GABA est formé de cinq sous-unités formant un pore en leur milieu pour le passage d’ions chlore. Huit classes de sous-unités ont été répertoriées à ce jour dont la classe ρ. Celle-ci comporte trois sous-types ρ1, ρ2, ou ρ3 et des analyses génétiques suggèrent que cette classe est associée à la dépendance à l’alcool. De fait des travaux menés chez la souris ont montré que l’absence de sous-unité ρ1 était associée à une exacerbation de la tolérance aiguë caractérisée par une disparition rapide de l’incoordination motrice provoquée par l’alcool. Cette aptitude à boire davantage augmente le risque d’addiction.
Au final, après avoir bu, une tolérance s’installe, gommant les effets subjectifs du produit alors que la défaillance du contrôle de l’inhibition, c’est-à-dire la capacité à dire non, persiste.
Puisque les symptômes de l’intoxication disparaissent, on pourrait penser pouvoir recommencer à consommer sans risque ou bien conduire alors qu’on ne peut pas prendre une décision réfléchie car le système de contrôle est hors service.
Nalpas
MD, PhD
Directeur de recherche émérite
Département Information Scientifique et Communication de l'Inserm