Les chercheurs en neurobiologie ont étudié les connexions entre les neurones pour comprendre les différentes étapes de l'évolution du cerveau après la naissance et l'impact des substances psychoactives.
Lorsque les humains apprennent et s'adaptent à leur environnement pendant l'enfance et l'adolescence, l'ensemble des connexions entre différentes régions du cerveau, appelée connectivité fonctionnelle des neurones, subit de nombreux changements. Durant la petite enfance, nous apprenons à entendre, voir, parler, bouger, etc. dans un contexte environnemental spécifique. Puis, nous apprenons des comportements plus complexes, notamment le contrôle des émotions et les compétences sociales. À la naissance, le réseau des connections synaptiques est mis en place génétiquement et est dans l'attente de certains stimuli, y compris des stimuli sensoriels tels que la lumière et le son, et des stimuli sociaux tels que l’attention aux autres ou la construction de modèles sociaux. Au cours de ce développement juvénile, jusqu’à la fin de l’adolescence, le cerveau doit adapter sa connectivité neuronale à son environnement. Par exemple, dans le contexte du langage, le traitement des stimuli auditifs, le traitement linguistique et le contrôle des muscles de la bouche seront finement réglés pour exceller dans une langue donnée. Cette plasticité permet aussi au cerveau de s'adapter aux malformations ou aux lésions. Si quelqu'un naît incapable de voir, alors le cerveau adaptera ses réseaux pour remplacer partiellement les circuits visuels par des circuits auditifs.
Ces changements importants se produisent pendant les périodes critiques de haute plasticité cérébrale, entraînant des modifications pratiquement irréversibles de certaines fonctions cérébrales. Ce sont des fenêtres spécifiques de plasticité qui s’ouvrent lorsque les processus génétiques et les processus environnementaux (nature versus culture) interagissent et établissent des réseaux stables (voir aussi cette vidéo sur la neuroplasticité). Si un apprentissage clé ne se produit pas pendant la période critique qui le permet, le comportement correspondant sera définitivement affecté, avec peu de récupération possible. Cependant, de telles périodes offrent aussi la possibilité d'inverser un dysfonctionnement développemental. Par exemple, pendant l'enfance, si les yeux sont mal alignés (strabisme) ou en cas de cataracte congénitale, un œil développe une acuité visuelle réduite irréversible en l’absence de traitement. Ce trouble, appelé amblyopie, affecte 2 à 5% de la population humaine, mais peut être inversé chez les enfants traités avant la fermeture de la période critique de plasticité du cortex visuel, à environ 7 ans. Le traitement consiste à recouvrir l’œil le plus fort d'un cache-œil pendant de longues périodes, ce qui mène à un renforcement des circuits neuronaux traitant les informations visuelles venue de l’œil faible.
Pendant les périodes critiques, l'apprentissage de compétences complexes, par exemple linguistiques ou musicales, est grandement accéléré et donne les meilleurs résultats.
L’expérience environnementale et l'entraînement sont connus pour induire des changements dans le cortex, y compris dans la signalisation neurochimique, l'altération de l'épaisseur du cortex, la quantité et la force des contacts synaptiques et la structure de l’arborisation dendritique. Ces changements sous-tendent probablement l'amélioration des performances au cours des tests d'apprentissage. Dans le domaine des fonctions cognitives et de la régulation de l’humeur, le remodelage du cortex pendant la période qui mène de la jeunesse à l'adolescence, et même jusqu’à l'âge adulte, a des implications sur les fonctions cérébrales pour toute la vie.
Le système limbique comprend plusieurs régions du cerveau dont une partie de l'hippocampe, les noyaux de l'amygdale, le noyau accumbens, le cortex préfrontal et l'hypothalamus. Il subit une réorganisation importante pendant l'adolescence et est impliqué dans les fonctions exécutives comme la prise de décision, le comportement social et l'expression. Ces fonctions participent à la construction de la personnalité car elles orchestrent les émotions, les pensées et les actions.
Une caractéristique centrale de la maturation menant au contrôle adulte de la fonction cérébrale par le cortex préfrontal implique, à la fin de l’adolescence, l'émergence d'une synchronisation de type adulte entre l'activité de cette partie du cortex et celle d'autres régions corticales et limbiques. Ainsi, bien que nécessaires à un apprentissage, ces périodes de remodelage rendent les adolescents plus vulnérables aux agressions extérieures, tout particulièrement s’ils sont porteurs d’une prédisposition génétique à des troubles psychiatriques, notamment à certaines formes de schizophrénie.
Le début de chaque période critique est entraîné par la maturation, au sein du cortex, de certains interneurones inhibiteurs GABAergiques dont le neurotransmetteur est l’acide gamma-aminobutyrique, GABA (voir aussi l'article Neurotransmetteurs et substances psychoactives 2 pour en savoir plus sur le GABA). Ces périodes se déroulent selon des chronologies précises et spécifiques des différentes régions du cortex. Cette spécificité temporelle est liée à l'expression d’un ou plusieurs facteurs dont la concentration augmente en réponse à un stimulus particulier : visuel, auditif, ou autre. La maturation de ces interneurones GABAergiques augmente l'inhibition locale et contrôle l’activité de sortie des neurones excitateurs.
Pendant les périodes critiques, le déplacement de l’équilibre inhibition/excitation en faveur de l’inhibition favorise la plasticité neuronale, modifie la connectique des réseaux de neurones et en augmente la puissance à travers le nombre de synapses.
Ces changements sont maintenus après la fin de la période critique par un renforcement de la couche de myéline autour des axones (myélinisation) et une consolidation de la matrice extracellulaire autour des interneurones GABAergiques. Finalement, le réglage fin des entrées synaptiques améliore la discrimination des signaux et permet un traitement plus efficace des informations.
Pendant l'adolescence, les paramètres d'équilibre entre inhibition et activation ne sont pas seulement affectés par la neurotransmission GABAergique inhibitrice. La neurotransmission glutamatergique activatrice qui implique les récepteurs au glutamate, ainsi que les neurones à dopamine jouent aussi un rôle dans la régulation de la plasticité. Compte-tenu de la sensibilité de ces différents paramètres aux drogues psychoactives, y compris l'alcool, de nombreuses recherches se sont concentrées sur l'impact potentiel de ces drogues sur les circuits et récepteurs pendant les périodes critiques. En effet, la consommation excessive d'alcool ou d'autres drogues addictives pendant le remodelage adolescent du contrôle inhibiteur pourrait contribuer à l’installation de pathologies psychiatriques comme la schizophrénie, et augmenter le risque de dépendance à ces substances addictives.
Cette consommation peut altérer la maturation de la neurotransmission dopaminergique et contribuer à la mise en place de comportements sociaux inadaptés, en particulier à travers un dérèglement des systèmes de récompense. Les récepteurs au glutamate sculptent la réponse des interneurones GABAergiques et jouent par là un rôle crucial dans le remodelage neurochimique. L'alcool et les médicaments psychoactifs inhibent les récepteurs au glutamate, ce qui entraîne une réduction de l’activité excitatrice sur ces interneurones GABA et peut éventuellement affecter la durée des périodes critiques, soit en les prolongeant, soit en retardant leur ouverture.
Il ressort de ces différentes données que l'augmentation de la sensibilité du cerveau adolescent à des substances psychoactives, couplée avec le remodelage synaptique au cours des périodes critiques peut entraîner des comportements addictifs, la perte de la maîtrise de soi, des difficultés à se fixer des objectifs, voire des troubles psychiatriques plus sévères.
Prochiantz
Alain Prochiantz est neurobiologiste, professeur émérite au Collège de France - Centre Interdisciplinaire de Recherche en Biologie, CNRS UMR 7241.
Di Nardo
Ariel Di Nardo est Chargé de Recherche CNRS au Centre Interdisciplinaire de Recherche en Biologie UMR 7241, Collège de France