Fumer change le goût

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Fumer change le goût

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Si on sait que le tabac coupe l’appétit, on oublie parfois qu’il modifie aussi les capacités gustatives : gourmets s’abstenir ...

Publié le: 
25/10/2018
Un peu de physiologie

La perception du goût est assurée par les papilles gustatives, petites excroissances réparties sur la langue. Les papilles comportent un nombre variable de bourgeons du goût (amas cellulaires sphériques) qui portent des récepteurs, certains étant sensibles aux saveurs acides ou salées et d’autres aux saveurs sucrées, amères ou umami (terme scientifique pour décrire le goût du glutamate monosodique que l’on trouve dans le bouillon de poule, de viandes, de tomates…). L’information est ensuite transmise au cerveau par les nerfs faciaux. La détection des saveurs par les bourgeons du goût impose que les substances soient dissoutes dans la salive.

Le goût peut être altéré, il s’agit alors de dysgueusie, ou aboli : on parle d’agueusie. Les causes d’altération sont nombreuses, entre autres : lésion du nerf facial, infection des voies aériennes, inhalation de substances toxiques (métaux lourds, gaz…), pathologies neurodégénératives, consommation d’hallucinogènes, abus d’alcool mais la plus fréquente est sans doute le tabagisme.

Effets du tabac sur le goût

La combustion du tabac produit un aérosol (la fumée) contenant un mélange complexe de plusieurs milliers de constituants qui varient en fonction de la nature du tabac et des éléments additifs. Une grande majorité de ces composés est inoffensive, d’autres ont une activité biologique connue ou encore indéterminée. Les constituants dangereux peuvent être classés en 4 catégories : les produits irritants, les molécules cancérogènes (hydrocarbures aromatiques polycycliques, nitrosamines, amines hétérocycliques), le monoxyde de carbone (CO) et les alcaloïdes psychoactifs dont la nicotine fait partie. Ces substances, associées ou non à la chaleur de la combustion, induisent des effets toxiques sur les organes proches de la cigarette. Ainsi les lèvres, la bouche, la langue subissent en premiers les effets toxiques de la fumée.

La réduction de l’appétit chez les fumeurs, et sa reprise après sevrage, est connue depuis des siècles mais l’association entre la consommation de tabac et l’altération des capacités gustative et olfactive est relativement récente. Les premières études, menées chez les rongeurs, ont montré que l’exposition chronique à la nicotine réduisait fortement la prise des aliments sucrés, phénomène qui disparaissait après sevrage de nicotine. La confirmation de l’altération du goût est venue de travaux utilisant des tests spécifiques de réactivité au goût dont les résultats montraient que la nicotine supprimait la perception de l’amertume de la quinine, molécule extraite du quinquina que l’on retrouve dans certaines boissons gazeuses dites toniques.

L’extension de ces travaux à l’être humain a été permise grâce au développement de tests gustatifs. Ces derniers sont soit chimiques, consistant à appliquer des solutions de nature sucrée, salée, amère (etc.) ou bien des bandelettes imprégnées de saveur, soit électriques basés sur une stimulation électrique de la surface de la langue afin de déclencher une impression gustative : c’est l’électrogustométrie. L’appareil est composé d’un générateur de courant constant auquel sont reliés un bracelet conducteur et une petite sonde que l’on applique sur différents points de la langue. Le courant délivré est très faible, de 0,5 à 200 μA, et l’impression perçue est celle d’un goût métallique ; c’est la même sensation quand on teste une pile électrique. Le test mesure les altérations quantitatives du goût mais non qualitatives puisque toutes les papilles sans distinction sont stimulées. En faisant varier l’intensité du courant, on détecte le seuil électrique gustatif : plus il est élevé plus la concentration des saveurs salées et acides devra être élevée pour activer les papilles. 
Plusieurs études d’électrogustométrie ont été menées chez l’homme. La plus récente a porté sur 83 fumeurs, dont 23 ont été suivis après arrêt du tabac, qui ont été comparés à 48 non-fumeurs. Le seuil électrique gustatif des fumeurs était 2 fois plus élevé dans les parties latérales de la langue, 3 fois plus dans la partie dorsale, et 1,5 fois plus dans les autres parties que celui des non-fumeurs.

Le seuil gustatif est 1,5 à 3 fois plus élevé chez les fumeurs, témoignant d’une perte de goût très marquée. 

De plus, celle-ci était également proportionnelle au degré de dépendance du fumeur adulte : plus le fumeur est dépendant du tabac et plus son goût est altéré.

Les mécanismes en cause

Les mécanismes responsables des effets délétères du tabac sur le système gustatif ne sont pas encore complètement élucidés. Plusieurs hypothèses ont été néanmoins avancées. L’analyse des bourgeons du goût chez des fumeurs a révélé des modifications significatives de la forme, de la taille et de la vascularisation, ainsi qu’une diminution du nombre de papilles. Les constituants de la fumée de tabac peuvent indirectement modifier la perception gustative en induisant des carences en zinc, oligo-élément central du goût, en vitamines du groupe B et E,ou encore en agissant sur le fonctionnement des glandes salivaires. De fait, il est connu que la nicotine diminue la sécrétion de salive. Chez le rat, l’application de nicotine sur la langue modifie les réponses du noyau du faisceau solitaire situé au niveau du bulbe rachidien, premier relais dans la transmission de l’information sensorielle gustative dans le cerveau.

Le tabac altère donc la perception gustative en agissant au niveau périphérique sur les cellules des papilles, mais également au niveau central sur le cerveau. 

Des recherches complémentaires doivent être menées pour identifier les molécules responsables des effets nocifs du tabac sur la fonction gustative et pour préciser leur mode d’action.

Evolution après l’arrêt du tabac

Chez les fumeurs à l’arrêt, une récupération des seuils gustatifs non homogène sur la surface de la langue a été mise en évidence. Elle était rapide au bout de la langue et les sites latéraux de la langue - terminée en 2 semaines - et il fallait 9 semaines pour que les sites postérieurs récupèrent. La partie dorsale de la langue récupérait après environ 2 mois d’abstinence. Pour certains ex-fumeurs, ceux ayant eu une forte consommation de tabac, au contraire la récupération n’était observable qu’après environ une année d’abstinence, voire plus. Ainsi, la récupération chez les ex-fumeurs dépend du niveau de dépendance et de la durée du tabagisme.

La récupération fonctionnelle du goût pourrait engager la régénération des cellules sensorielles gustatives. En effet, les cellules gustatives se renouvellent continûment au cours de la vie, avec un turn-over de 10 à 24 jours. Le décours temporel de ce que l’on observe à la pointe de la langue est compatible avec les conséquences de la perte de goût chez le fumeur. Pour les sites dorsaux au contraire, la récupération est très lente, parfois supérieure à une année, ce qui peut sous-entendre une régénération de type nerveuse. De nouvelles recherches doivent donc être menées pour comprendre comment cette régénération cellulaire se produit.

Effets de la perte de goût sur l’état de santé

Les altérations sensorielles induites par le tabac retentissent sur l’état nutritionnel des fumeurs car elles engendrent de mauvaises habitudes alimentaires. Les fumeurs consomment en moyenne plus de sel et peu de légumes et de fruits, qu’ils trouvent généralement insipides. De plus, les fumeurs consomment plus de lipides saturés, de cholestérol et d'alcool que les non-fumeurs. La prévalence des maladies cardio-vasculaires et de certains cancers est donc favorisée chez les fumeurs.

La plupart des études actuelles s’accordent à montrer que la consommation de tabac altère la sensibilité gustative aussi bien chez l’adulte que chez les jeunes fumeurs. La compréhension des mécanismes impliqués dans cette altération, ainsi que ceux permettant la réversibilité de l’atteinte après arrêt du tabac doit faire l’objet d’études complémentaires.

Auteur(s): 
Fabrice

Chéruel

Maître de conférences, Université Paris-sud / Paris-Saclay

Tabacologue, Maître de conférences, Université de Paris-sud, Paris-Saclay.

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La fumée de tabac contient des substances toxiques pour les lèvres, la bouche, la langue
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