Après seulement deux épisodes de binge drinking, les expériences scientifiques démontrent une perte de capacité d'apprentissage et de mémorisation plusieurs jours après la consommation, et permettent de comprendre comment l'alcool altère le fonctionnement du cerveau
Pour une grande majorité d’entre nous, ce que l’on considère comme dangereux dans la consommation d’alcool c’est d’être ivre, donc de boire une grande quantité d’alcool, et de le faire souvent, de répéter ce comportement pendant plusieurs mois voire plusieurs années. Dans notre esprit, adopter ce mode de consommation entraînera nécessairement des conséquences négatives pour notre santé incluant, entre autres, des problèmes d’apprentissage et de mémorisation. Cette façon de voir les choses n’est pas fausse et elle est d’autant plus vraie lorsque ce mode de consommation, intermittent et excessif, est adopté par des jeunes adultes. Ce phénomène de consommation a été identifié dans la jeune population depuis une vingtaine d’années et a été nommé le binge drinking.
Aujourd’hui, les scientifiques de nombreux pays ont largement démontré que les effets de l’alcool sont d’autant plus importants que le cerveau est jeune, c’est-à-dire immature sur le plan du nombre et de l’organisation des connexions neuronales. Il est également connu que les problèmes de mémoire apparaissent parce que l’alcool provoque des phénomènes d’inflammation dans notre cerveau ainsi que des modifications épigénétiques* (= qui touche non pas l'ADN mais les molécules autour desquelles il s’enroule, provoquant entre autres une altération de la synthèse des enzymes). Ceci a été largement démontré à l’aide d’expériences faites sur des modèles animaux de rongeurs (rats, souris) exposés à de multiples épisodes de binge drinking pendant toute la période d’adolescence.
Cependant, l’ensemble de ces études ne répondait pas aux questions suivantes : à partir de quand apparaissent ces effets de l’alcool sur un cerveau jeune ? Autrement dit, combien faut-il d’ivresses pour les observer et donc avoir des pertes de mémoire ou des problèmes d’apprentissage ? Ou bien encore, ces mécanismes sont-ils les mêmes lorsqu’on s’initie à consommer de l’alcool en mode binge drinking ?
Pour répondre à ces questions, des rats adolescents ont été exposés à seulement deux épisodes de binge drinking espacés d’un équivalent de 24h à l’échelle humaine. Les chercheurs ont ensuite mesuré les capacités d’apprentissage et la transmission d’information entre les neurones de l’hippocampe (une structure cérébrale impliquée dans la fabrication de notre mémoire à long terme) 48 h plus tard, soit pour un être humain, l’équivalent du lendemain ou surlendemain d’un épisode de binge, à un moment où l’animal avait totalement éliminé l’alcool de son corps.
A ce moment, les rats étaient effectivement incapables d’apprendre à reconnaître deux objets différents dans leur environnement. Les animaux présentaient donc des problèmes de mémoire et d’apprentissage bien après avoir éliminé l’alcool. De plus, ces effets négatifs sur la mémoire duraient 4 jours avant de disparaître ; un temps relativement long lorsqu’on considère qu’il ne s’agit que de deux ivresses pour ces rats adolescents. D’autre part, la communication entre les neurones de l’hippocampe était altérée, ce qui était probablement responsable des défauts d’apprentissage et de mémorisation observés. Ces premiers résultats révélaient donc qu’il n’est pas besoin d’une longue histoire de binge drinking pour altérer la mémoire.
Les chercheurs se sont interrogés sur le mode d’action de l’alcool pour expliquer ces effets négatifs. Dans une première étude, ils ont émis l’hypothèse que la perte de mémoire engendrée par deux épisodes de binge drinking était due à des modifications épigénétiques. Pour vérifier cette hypothèse, la quantité d’enzymes responsables de ces modifications chimiques sur l’ADN a été mesurée en se focalisant sur une forme particulièrement sensible à l’alcool, dénommée HDAC2. Dans l’hippocampe, la quantité de cette enzyme augmentait 48h après les deux épisodes de binge drinking.
Par ailleurs, la communication neuronale dans l’hippocampe, toujours perturbée par les deux binges, s’accompagnait d’une modification de la composition du récepteur NMDA, engagé dans cette communication (voir article Neurotransmetteurs et substances psychoactives 3 : Glutamate).
Pour démontrer que cette augmentation d’enzyme HDAC2 était impliquée dans les pertes de mémoire, son augmentation après les deux binges a été empêchée à l’aide d’une substance spécifique administrée aux rats 30 min avant chaque binge. Quarante-huit heures plus tard, les animaux apprenaient correctement à reconnaître deux objets dans leur environnement alors que la communication entre les neurones de l’hippocampe n’était plus affectée comme auparavant avec l’alcool seul et que le récepteur NMDA ne montrait plus de modifications.
Dans une seconde série d’expériences, les chercheurs ont voulu savoir si les réactions inflammatoires du tissu cérébral étaient présentes après les deux ivresses chez le rat adolescent et si cette inflammation était responsable des pertes de mémoire 48h plus tard. Les résultats ne montrant aucune inflammation dans l’hippocampe 48h après les épisodes de binge, il se pouvait que l’inflammation soit apparue plus tôt dans le déroulement de l’expérience et qu’elle soit de courte durée. Pour vérifier cette hypothèse, les chercheurs ont administré aux animaux, 30 min avant chaque binge, des substances empêchant l’inflammation éventuelle de se développer. Les mesures, 48h plus tard, ont révélé que les rats ne perdaient plus la mémoire de reconnaissance d’objets, que la communication entre les neurones de l’hippocampe n’était plus altérée et que le récepteur NMDA ne montrait pas de changement. Ainsi, les binges provoquaient une inflammation cérébrale, probablement très tôt après l’administration d’alcool et qui était impliquée dans les pertes de mémoire observées 48h plus tard.
L’ensemble de ces deux études suggère que des phénomènes d’inflammation cérébrale et d’épigénétique se combinent pour provoquer des pertes de mémoire à distance (48h) des deux ivresses.
En conclusion, les études montrent que chez le rat adolescent, les effets néfastes de l’alcool sur la mémorisation et donc sur les apprentissages apparaissent ainsi dès les premières expériences de binge. Qu’il en soit de même chez l’être humain est probable.
Deschamps
Chloé Deschamps est chercheuse en biologie et neurosciences dans le Groupe de Recherche sur l’Alcool et les Pharmacodépendances de l'Université de Picardie Jules Verne - UMR Inserm 1247 GRAP, Amiens, France
Pierrefiche
Olivier Pierrefiche est Enseignant Chercheur dans le Groupe de Recherche sur l'Alcool et les Pharmacodépendances de l'Université de Picardie Jules Verne - UMR Inserm 1247 GRAP, Amiens, France